L’Harmonie des cubes

Une correspondance entre une structure visuelle et une structure sonore

L’Harmonie des cubes est une correspondance entre les huit ouvertures du cube Sombre Propos, et les huit notes d’un mode musical particulier: le 2ème mode à transposition limitée.  Souvent utilisé par Olivier Messiaen qui lui a donné son nom, bien que déjà exploré par des compositeurs tels que Skriabine ou Debussy, ce mode induit une atmosphère sonore particulière, quelque chose de suspendu et mystérieux. Messiaen disait y goûter « le charme des impossibilités », peut-être parce que, flottant entre plusieurs tonalités, il « interdit » de résoudre le discours musical par un retour à une tonique finale. Dans ce sens il fonctionne comme Sombre Propos qui interdit aux regards le dévoilement de son centre. Mais il présente aussi avec le cube une analogie structurelle puisque, succession régulière de tons entiers et de demi-tons, ses huit notes se divisent en quatre cellules semblables aux quatre cotés, ou aux quatre angles d’un carré.

Dans le dispositif optique Sombre Propos, les regards vers son centre invisible sont figurés par de la lumière. Avec l’Harmonie des cubes la lumière est à son tour associée à des sons. En obturant ou libérant certaines des ouvertures du cube on peut ainsi traduire une partition musicale en partition lumineuse, ou vice-versa.

Le second mode à transposition limitée appliqué à Sombre Propos

Consonance des intervalles et recouvrement des faisceaux lumineux

Cette analogie entre sons et lumière s’est trouvée confirmée par une coïncidence mystérieuse: à la consonance des notes au sein du mode de Messiaen répond le recouvrement des faisceaux à l’intérieur de Sombre Propos. Autrement dit, plus un intervalle est consonant, plus les faisceaux associés se recouvrent amplement. En classant les intervalles entre deux notes de ce mode par ordre de consonance décroissante, on constate que l’angle entre les faisceaux des images associées par l’Harmonie des cubes, angle qui détermine leur surface de recouvrement, décroit également.

Les 6 figures élémentaires de l’Harmonie des cubes classées par ordre de consonance décroissante des intervalles correspondant, et l’angle entre leurs faisceaux (les valeurs absolues des angles dépendent de l’ouverture des regards vers le centre. Ici cette ouverture est de 30°). J’ai nommé ces six figures, dans l’ordre où elles sont présentées ici: ARCHE, MONTAGNE, AINE, TIPI, CORNE, DIAGONALE.

Dans sa grande simplicité cette corrélation est restée jusqu’à présent inexplicable. Mais elle prend beaucoup de sens dans le cadre de l’analogie entre lumière et pensée. Quoi de plus évident, en effet, que de dire que pour deux points de vue, deux regards, deux pensées, s’accorder signifie se recouvrir sur plus d’un point, se renforcer, s’éclaircir l’une l’autre ?

La quarte augmentée est l’intervalle le plus dissonant au sein de la gamme chromatique. Elle correspond dans l’Harmonie des cubes à deux faisceaux parallèles dont le recouvrement est nul. Le nom de cette figure est DIAGONALE.

La quinte juste est l’intervalle les plus consonant au sein de la gamme chromatique. Elle correspond dans l’Harmonie des cubes à deux faisceaux se recouvrant amplement et se fondant l’un dans l’autre. Le nom de cette figure est ARCHE.

Transpositions

La gamme chromatique comprenant 12 notes,  quatre notes restent extérieures au carré du plan de Sombre Propos. Elles peuvent être atteintes en faisant pivoter ce carré sur lui-même de 30 degrés. Deux rotations sont ainsi possibles : la première de 0 à 30 degrés, puis la deuxième de 30 à 60 degrés. La rotation successive, de 60 à 90 degrés, ramène le carré dans sa position de départ c’est à dire, ici, ses bords parallèles aux bords de la feuille ou de l’écran. Chacune de ces transpositions décale ainsi d’un demi-ton ce mode « à transposition limitée », qui ne comporte en effet que trois transpositions.

…………………………………………………première transposition………………………………………….deuxième transposition…………………………………………………..

Les transpositions du mode de Messiaen dans l’Harmonie des cubes (ici le carré pivote à chaque transposition de 30° dans le sens des aiguilles d’une montre).

Les 43 figures de l’Harmonie des cubes

Le nombre des figures qu’il est possible d’obtenir à partir des 8 ouvertures de Sombre Propos est de 43. Elles sont nommées ici en utilisant un chiffrage inspiré de celui des accords en musique, un demi ton étant noté « 1 », un ton « 2 », un ton et demi « 3 », etc. Lorsque toutes les ouvertures sont obturées aucun son n’est associé, c’est pourquoi cette figure est notée « Pause ». La figure dans laquelle toutes les ouvertures sont libres est notée « Cluster ».

L’harmonie des sphères et l’Harmonie des cubes

L’harmonie des sphères est une théorie d’origine pythagoricienne fondée sur l’idée que l’univers est régi par des rapports numériques harmonieux, et que les distances entre les planètes sont réparties selon des proportions musicales. De Pythagore à Kepler et jusqu’à la fin du 18ème siècle, les astronomes tenteront de prouver cette hypothèse. Dans l’Harmonie des cubes c’est la matière noire (« sombre propos » est une traduction de « dark matter ») qui est mise en relation avec un certain mode musical.

Les orgues à lumière

La construction d’orgues à lumière inspirées par l’hypothèse de l’harmonie des sphères connaît son apogée au 18ème siècle, et produit des instruments jusqu’au milieu du 20ème siècle sous l’impulsion de musiciens et peintres tels que Scriabine ou Kandinsky.

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Thomas Wilfred et son premier Clavilux de salon (1950)

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Le Pyrophone de Frederick Kastner (1869)

C’est dans cette tradition que s’inscrit le Skoténographe avec lequel ont été produites les images de l’Harmonie des cubes. Cet instrument optique est muni d’un clavier à huit touches (correspondant aux huit notes du mode de Messiaen), et d’une caméra vidéo pouvant pivoter sur un axe à douze crans (correspondant aux douze notes de la gamme chromatique). Il fonctionne comme un orgue dans lequel l’air aurait été remplacé par de la lumière. Cette lumière est produite dans les tubes verticaux placés aux angles de la machine, d’où elle s’échappe à travers de fins clapets. Le clavier, qui permet d’ouvrir plus ou moins ces clapets, détermine le nombre et l’intensité des faisceaux lumineux se superposant dans la chambre noire. La caméra enregistre cette partition lumineuse qui peut être mise en correspondance avec une partition sonore.

Le Skoténographe; bois, métal, plastique, caméra vidéo; H=120cm; 2003