La skoténographie

Écriture de l’ombre

Skoténographie est formé à partir des mots grecs skotéinos : obscur, et graphein : écrire. Apparentée à photographie qui est «écriture de la lumière», la skoténographie est « écriture de l’obscur », « autour de l’obscur », « à propos de l’obscur ». Cette exploration de l’ombre est née du dispositif de regard Sombre Propos: un boîte est percée de failles étroites disposées de telle sorte que son centre échappe aux regards. Dans la skoténographie, ces regards frôlant ce qui leur échappe sont matérialisés par de la lumière. L’ombre devient alors synonyme d’invisible, d’impensable, d’inconnu, exploré par une lumière prise comme pure émanation du regard et de la pensée. Les images qui en résultent possèdent pourtant le modelé d’un corps, comme si ces regards et ces pensées s’incarnaient.

Skoténogrammes extraits de la série « Un centre invisible », impressions numériques sur papier Canson 350g; 90x90cm, 2014. Les titres indiquent le chiffrage des accords correspondant dans l’Harmonie des cubes, un intervalle d’1/2 ton étant noté 1; certaines images remarquables ont par ailleurs un, voir deux noms. 1: 0; 2: 1 (seconde mineure ou CORNE); 3: 2 (seconde majeure ou TIPI); 4: 3(tierce mineure ou AINE); 5: 6 (quarte augmentée ou DIAGONALE); 6: 151 (MANDORLE); 7: 333; 8: 2121; 9: 1321; 10: 1212121 (Dark Matter ou CLUSTER).

Les skoténogrammes de la série « Un centre invisible » ont été produits à l’aide du Skoténographe, un instrument muni d’un clavier à huit touches originellement destiné à produire des séquences lumineuses en vidéo.

Le Skoténographe (plastique, bois, métal, caméra vidéo; h.= 110cm; 2004)

ces images peuvent être associées à des accords musicaux via l’Harmonie des cubes, une correspondance entre leurs faisceaux et les notes d’un mode musical particulier: le second mode à transposition limitée d’O. Messiaen.

Dissémination de l’invisible

D’autres dispositifs de regards, multipliant le tissage des points de vue, déterminent un invisible  non pas centré, mais disséminé. L’un d’eux a servi de point de départ à la scénographie Chant des regards par quatorze points de vue, puis à l’installation vidéo-danse Chiasmes, en collaboration avec la compagnie de danse Artefactdanse.

Skoténogrammes extraits de la série “14 points de vue” (Impressions numériques sur papier baryté, 80x120cm; 2016). 1: n°1; 2: n°36; 3: n°16; 4: n°46; 5: n°19; 6: n°44; 7: n°39

La première série des skoténographies (2001-2004)

Les Skoténographies, antérieures au Skoténographe et à ses Skoténogrammes, ont été produites en chambre noire à l’aide d’un boîte de section carrée, dépourvue de fond et percée de fentes étroites et verticales sur le principe du cube Sombre Propos. Cette boîte est posée sur une feuille de papier photosensible qui enregistre les événements lumineux se produisant aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses parois. La boîte elle-même y laisse son empreinte, comme les objets utilisés par Man Ray pour produire ses Rayogrammes. La différence est qu’ici cette empreinte détermine des configurations lumineuses autour de zones inaccessibles à la lumière.

Alors que les Skoténogrammes consistent en captations d’événements lumineux se produisant à l’intérieur du Skoténographe, captations qu’on peut voir à l’oeil nu, photographier ou filmer à travers le viseur de cet instrument, les Skoténographies sont donc des tirages argentiques résultant des passages répétés et successifs de faisceaux lumineux sur un papier photosensible en chambre noire. L’image qui apparait dans le bain de révélateur n’a jamais été visible, n’a littéralement jamais existé avant d’être révélée. Puisque la lumière noircit le papier, les Skoténographies sont les négatifs de ces images fantômes.

Skoténographies sur papier baryté; pièces uniques; 50x50cm, 2002. Les titres indiquent le chiffrage des accords correspondant dans l’Harmonie des cubes, un intervalle d’1/2 ton étant noté 1; certaines images remarquables ont par ailleurs un nom. 1: PAUSE; 2: 0; 3: 6 (quarte augmentée ou DIAGONALE); 4: 3 (tierce mineure ou AINE); 5: 2 (tierce majeure ou TIPI); 6: 1 (seconde mineure ou CORNE); 6: 2 (tierce majeure ou MONTAGNE); 8: 151 (MANDORLE); 9: 333; 10: 153; 11: 121 (LE DIABLE); 12: 1212121 (Dark Matter ou CLUSTER).

Dans le travail de Sombre Propos et de la skoténographie qui lui est associée, ce qui est vu c’est le regard lui-même, dans sa relation à l’invisible. C’est autour de l’invisible, dans une quête d’invisible que les regards ici se croisent. Et peut-être ne peut-il en être autrement, peut-être d’une façon générale le croisement entre points de vue n’est-il possible qu’aux alentours d’une limite, peut-être la rencontre entre pensées doit-elle reposer sur une énigme partagée.  À l’heure du tout voir, tout éclairer, tout savoir, Sombre Propos et la skoténographie réaffirment que l’invisible est le fondement du regard, et l’inconnu celui de la pensée.